Samuel Beckett et son imaginaire décalé
Sous la plume de Samuel Beckett, Fin de partie est une pièce de théâtre surréaliste, à la fois drôle et dramatique, ancrée dans son époque et, paradoxalement, totalement anachronique. En réalité, c’est dans une ambiguïté permanente que le récit se développe, sous le regard bouleversé d’un spectateur dont la sensibilité est, par la force des choses, mise à rudes épreuves.
Un « intérieur sans meubles », « deux petites fenêtres haut perchées, rideaux fermés » : le décor, tel qu’il est décrit, laisse se dessiner un espace grisâtre et sinistre, coupé du monde, où la lumière du jour ne peut apparaître. Si les règles fondamentales du théâtre commandent une unité de temps et d’espace, cet ouvrage semble s’en délier totalement : il décrit une succession d’événements se déroulant selon une chronologie démesurée, au sein d’une zone à la fois hors du temps et hors du monde. Dans ce contexte inhabituel, les deux premiers personnages apparaissant dans l’histoire en sont les protagonistes principaux. Hamm, un vieil homme coincé sur son fauteuil et totalement aveugle, bénéficie de la compagnie et de l’aide d’un homme tout aussi étrange, Clov, apte à marcher mais – également – lourdement handicapé par des problèmes de jambes, à l’origine de sa démarche vacillante.
L’histoire et la narration, un mystère total
Que veut nous raconter Samuel Beckett dans Fin de partie ? La question reste, du début à la fin de l’œuvre, en suspens. On penserait facilement à une scène d’apocalypse – ou, en tous les cas, un moment proche de la fin du monde – lorsque Clov tire timidement le rideau pour décrire un extérieur vide, sans la présence d’une quelconque autre personne, tout en évoquant la violence d’une tempête agitant, au loin, la mer visible à l’horizon.
En guise d’éléments perturbateurs, deux nouveaux personnages font leur apparition au milieu de l’œuvre. Ainsi, de deux poubelles disposées côte à côte sur la scène, Nell et Nagg sortent leur tête, puis entament les dialogues : on comprend rapidement qu’ils sont, eux aussi, coincés dans l’espace. En effet, ces deux étranges individus évoquent, à plusieurs reprises, l’époque – nettement révolue – à laquelle ils avaient encore leurs jambes, avant d’être les victimes d’un lourd accident.
Parallèlement, au fil de la pièce, aucune histoire ne semble se mettre en place, ce qui n’est pas sans susciter, de la part des lecteurs et spectateurs, de nombreuses questions. A plusieurs reprises, Hamm demande si c’est l’heure de son cachet, la réponse de Clov étant toujours négative. Nell et Nagg se battent pour un biscuit, dont le partage relève d’un calvaire compte tenu de leur situation de paralysie physique. Nos espoirs d’une meilleure compréhension de la situation grandissent par moments, notamment lorsque Clov accepte de décrire ce qu’il voit derrière les minuscules fenêtres… Cependant, quand Hamm lui demande « Rien à l’horizon ? » l’homme à la démarche hésitante rétorque « Mais que veux-tu qu’il y ait à l’horizon ? ».
Une partie à l’issue fatale
Fin de partie ressemble à un jeu, dans lequel les 4 pions composent avec une situation apocalyptique, tentant de maintenir une routine alors que, dehors, la Terre elle-même paraît ne plus tourner. Ponctué par des dialogues saccadés et des anecdotes cocasses, le spectacle se déroule selon un rythme divinement bien contrôlé, permettant ainsi au public de ne pas se lasser l’espace d’une seule seconde.
En réalité, Fin de partie nous tient en haleine du début à la fin, et ce sans même porter l’ombre d’une seule intrigue. Ce tour de passe-passe réalisé par Samuel Beckett, digne des œuvres les plus saisissantes, se contemple à de multiples reprises – et se relit sans aucun souci : finalement, impossible de se lasser de cet ouvrage, incontestablement unique en son genre.