Ils sont connus de tous. Ils ont prononcé des phrases que tout le monde a entendues. Ils se sont aimés et sont morts en public. Les amants de Vérone, immortalisés par la pièce de Shakespeare, sont depuis toujours baignés d’une lumière tragique que la modernité des mœurs n’a pas atténuée.
Conte tragique et moderne
Bien qu’elle date de la fin du XVIe siècle, la pièce de Shakespeare Roméo et Juliette n’a rien perdu de son attrait, ni de sa modernité. À l’instar de tous les récits célèbres, sa notoriété nous fait oublier qu’elle peut encore être lue, et vue, comme un reflet du monde contemporain dans ce qu’il a de plus beau et de plus tragique.
En 1957, le lancement à Broadway de la comédie musicale West Side Story, devenue le succès cinématographique que l’on sait quatre ans plus tard, nous rappelait que l’histoire des amants de Vérone est malheureusement universelle.
New York y remplace Vérone et les gangs ethniques y succèdent aux familles rivales, mais la structure est la même : la bêtise oppose les êtres humains et sacrifie leurs enfants.
Un réalisateur syrien, Nawar Bulbul, s’est récemment servi de Skype pour monter une adaptation libre de la pièce, avec un Roméo joué par un enfant blessé réfugié en Jordanie et une Juliette incarnée par une fillette restée en Syrie, assiégée par les forces du régime.
Shakespeare racontait des vies brisées par la guerre. Nous serions fous de penser que ce n’est plus que de l’histoire ancienne.
Roméo et Juliette dans l’Histoire
Cette immense tragédie a sans doute été rédigée par William Shakespeare au début de sa carrière. Étant donné que ce petit plaisantin de William (dont certains pensent même qu’il n’aurait jamais existé, comme le Diable) avait l’habitude de ne pas signer ses pièces, l’intervalle précis de la rédaction de Roméo et Juliette est difficile à établir.
La première impression papier du texte, datée de 1597, indique que la pièce a déjà été jouée. En outre, les ressemblances stylistiques avec d’autres œuvres de 1594-1595, notamment Le Songe d’une nuit d’été, laissent à penser qu’elle aurait été composée quelque part entre 1591 et 1595.
Les origines de l’intrigue de Roméo et Juliette puisent aussi loin que l’Antiquité grecque (Xénophon) et romaine (Ovide et ses Métamorphoses, surtout le mythe de Pyrame et Thisbé). Les personnages de Roméo et de Juliette apparaissent ensuite chez l’Italien Luigi da Porta, puis dans une nouvelle de Matteo Bandello, tous deux situés à cheval entre le XVe et le XVIe siècles.
« O Roméo ! Roméo ! Pourquoi es-tu Roméo ? »
Située dans la ville italienne de Vérone, au XIVe siècle, l’intrigue se déroule sur fond de conflit sans fin entre deux grandes familles, les Montaigu et les Capulet, dont la haine inextinguible les pousse à s’affronter en public.
Juliette est la fille de Capulet, qui veut la marier au Comte de Paris. Roméo est l’héritier de la famille Montaigu, et prétendant éconduit par Rosaline à laquelle il vouait un amour aussi éphémère et futile que sa passion pour Juliette sera grandiose et profonde.
Roméo se rend, avec ses amis Benvolio et Mercutio, au bal chez les Capulet. Tous trois sont masqués pour ne pas créer d’esclandre : en cas de provocation d’un côté comme de l’autre, le prince de Vérone a menacé de condamner à mort les fauteurs de trouble. C’est là que les regards de Roméo et de Juliette se croisent.
À la vie, à l’amour
La suite est bien connue. La scène merveilleuse du balcon laisse encore rêveurs les romantiques que nous sommes tous au plus profond de nous-mêmes ; ce Roméo qui se glisse sous la fenêtre de sa belle, cette Juliette qui lance sa déclaration d’amour aux cieux et aux étoiles avant que son amant ne révèle sa présence.
Le génie de Roméo et Juliette consiste en une alternance de scènes de comédie et de tragédie, de telle sorte que le spectateur peut croire, jusqu’au bout, jusqu’aux premières secondes de la toute dernière scène, qu’un dénouement heureux peut accueillir les deux jeunes amants.
De fait, c’est la mort de Mercutio, tué en duel par le cousin de Juliette, Tybalt, qui produit dans le ciel de Vérone un véritable coup de tonnerre, point de départ de l’inexorable rouleau compresseur de la tragédie. Jusqu’à cet instant maudit, Roméo et Juliette se déroule comme une comédie légère.
Oscillant entre le rire et les larmes, le spectateur/lecteur de Shakespeare est mené vers un apogée tragique implacable, d’autant plus puissant qu’il semblait, jusque très tard, vouloir être empêché : croyant Juliette morte, Roméo boit le poison ; voyant Roméo expiré, Juliette se poignarde. Ce qui avait commencé dans la joie finit dans le sang.
Étoiles contraires
Roméo et Juliette sont devenus les archétypes des amants maudits, condamnés non pas pour leurs propres fautes – ils sont encore jeunes et innocents – mais pour celles de leurs parents. Ils expient un péché qui n’est pas le leur, mais ils l’expient dans l’amour absolu et illimité.
Reliés aux mouvements des étoiles le long de la voûte céleste – ils se qualifient eux-mêmes de « star-cross’d » (étoiles entremêlées) – les amants suivent une voie toute tracée. Ils marchent main dans la main en direction d’un destin prédéterminé par les astres. Avant d’être rendu intemporel par la mort, leur amour est symbole de vie.
D’où l’idée extraordinaire, dans l’adaptation cinéma de 1996 Baz Luhrmann, Roméo + Juliette, d’actualiser et de déplacer la scène du balcon au bord d’une piscine, et de plonger les amants dans le bain vivifiant de ce liquide qui représente, partout et toujours, l’écoulement bienfaisant de la vie.
Les amants de Vérone sont devenus les amants du monde entier. Il y aura toujours un Roméo qui, sous un balcon, attendra sa Juliette ; et toujours une Juliette qui, en scrutant les étoiles, déclarera sa flamme à un Roméo, tandis que les hommes, en arrière-plan, se feront la guerre.